Chapitre 26
Le piège
Alexanne déposa le sandwich au beurre d’arachide au milieu du sentier et grimpa sur une haute branche d’arbre, quelques mètres plus loin. Quelques minutes plus tard, Orion apparut entre les conifères et s’arrêta pour flairer la nourriture. Il releva aussitôt la tête, sentant la présence de l’adolescente sur son perchoir.
— N’aie pas peur, Orion. Je veux seulement savoir si tu es mon oncle Alexei.
Le loup s’empara de son butin et se sauva dans le sous-bois, malgré les appels de l’adolescente. Coquelicot se posa alors près d’elle sur la branche.
— Tu n’as pas besoin de me le dire, fit Alexanne, découragée. C’était un plan stupide. Il faut que je trouve une façon de le capturer sans lui faire de mal.
La petite fée ouvrit de grands yeux affolés, car les loups possédaient de longs crocs, mais Alexanne ne se préoccupa pas de sa frayeur et descendit de l’arbre. Elle alla chercher, une pelle de jardin à la maison et se mit à creuser une fosse entre les arbres, sous le regard inquiet de la minuscule créature magique.
— J’en ai au moins pour deux jours, lui dit Alexanne, mais je pense que ça vaut le coup.
Absorbée par son travail, l’adolescente ne vit pas s’enfuir la petite fée, mais elle s’immobilisa lorsqu’elle entendit finalement des grognements dans les fougères. Alexanne se redressa lentement et regarda entre les arbres, mais ne vit rien. Elle allait se remettre à l’ouvrage lorsqu’une main se plaqua brutalement sur sa bouche.
Elle laissa tomber la pelle, mais un bras musclé s’enroula autour de sa taille, l’immobilisant. Son assaillant la souleva de terre et l’emporta avec lui.
* * *
Dans la cuisine de sa grande maison, Tatiana Kalinovsky ressentit la soudaine détresse de sa nièce. Elle s’élança dans la cour, mais ne vit Alexanne nulle part. Se servant de ses facultés magiques, elle repéra sa présence dans la montagne et comprit qu’elle n’était pas seule…
* * *
Terrorisée, Alexanne ne reconnut pas le sentier que son assaillant empruntait dans la forêt, mais lorsqu’ils débouchèrent dans une clairière, elle vit se dresser devant eux les bâtiments de ferme de ses grands-parents. Utilisant son pied, son ravisseur défonça la porte de la maison. Sachant très bien que cet endroit tombait en ruines, l’adolescente tenta de résister, mais fut poussée à l’intérieur. Elle tomba à genoux sur le plancher poussiéreux et se retourna vivement pour découvrir avec stupeur qu’Alexei se dressait devant elle.
— Maintenant, on va pouvoir se parler, lâcha-t-il, sur un ton inquiétant.
— On ne peut pas rester ici ! Cette maison pourrie risque de nous tomber dessus !
— Raison de plus pour m’avouer plus rapidement la vérité.
Furieux, il se mit à arpenter la pièce, ce qui fit dangereusement craquer les murs. Il ne lâchait pas l’adolescente des yeux, comme s’il s’apprêtait à la déchiqueter. Puis, il arrêta brusquement et s’accroupit devant elle.
— Pourquoi m’as-tu suivi jusque sur la route ?
— J’avais des doutes sur votre identité, avoua Alexanne, effrayée.
— Est-ce que tu travailles pour la police ?
— Bien sûr que non ! Je n’ai que quinze ans !
— C’est le Jaguar qui t’a demandé de me retrouver ?
— Je ne sais pas qui c’est.
— Il adore les fillettes de ton âge. Que t’a-t-il promis en échange de ma tête ?
— Je ne le connais pas !
Alexei recommença à marcher nerveusement sans la perdre de vue. Morte de peur, l’orpheline n’osait pas bouger.
— Si tu ne crois pas que je sois un minable Kalinovsky, alors qui crois-tu que je sois ?
Elle n’osa pas lui exposer sa théorie au sujet du loup et conserva un silence coupable. Il se rapprocha d’elle, enfonçant son regard dans le sien à la manière d’un poignard.
— Pour qui creusais-tu cette fosse ? Qui comptais-tu y enterrer ?
— Personne ! Je voulais capturer un loup !
Il s’accroupit devant elle en la fixant si intensément qu’elle eut quasiment l’impression qu’il allait lui voler son âme. Des larmes se mirent à couler sur les joues de l’adolescente, qui crut qu’elle ne sortirait jamais vivante de cette maison de malheur.
— Si tu n’es pas de la police ou envoyée par le Jaguar et la secte, alors qui es-tu ?
— Je suis Alexanne Kalinovsky ! La fille de Vladimir Kalinovsky et de Marie Angers ! C’est la vérité ! Ma grand-mère s’appelait Hannah Ivanova et mon grand-père…
En entendant le nom de sa mère, Alexei se redressa vivement.
— Ne me parle pas d’elle ! hurla-t-il.
— Je sais que vous ne vous entendiez pas tous les deux, mais on ne choisit pas ses grands-parents. Je ne la connaissais même pas avant d’arriver ici, et…
Elle était tellement effrayée par les yeux meurtriers d’Alexei que sa gorge se serra.
— Si tu es vraiment la fille de Vlado, tu as dû hériter des étranges pouvoirs des guérisseuses.
— On ne m’a jamais encouragée à les développer, hoqueta-t-elle.
— Les véritables Ivanova ont ces pouvoirs à la naissance, qu’on les encourage ou non à les utiliser.
— Mon père ne voulait pas que je sois une fée… C’est pour ça qu’il nous a emmenées rester à Montréal, ma mère et moi, mais mon pouvoir de double vue s’est déclenché tout seul…
— Dis-moi ce que tu vois dans mes yeux.
— Je ne peux rien voir quand je pleure…
— Prouve-moi que tu n’es pas une marionnette du Jaguar !
Alexanne n’avait plus le choix. Elle ne savait pas quel genre de tourments on avait infligé à cet homme durant son séjour dans la secte, mais ils avaient dû être terribles, puisqu’il avait complètement perdu la raison. Elle essuya ses larmes en tremblant et parvint à ralentir sa respiration. Les yeux pâles d’Alexei se transformèrent en petites fenêtres à travers desquelles elle vit d’abord une scène d’une autre époque. Puis, subitement, elle se retrouva elle-même dans ce curieux tableau. Devant elle, une version rajeunie de Hannah Ivanova venait de déposer brutalement un bambin de deux ans sur le plancher.
— Je ne peux pas croire que tu sois sorti de mon corps, petit démon ! As-tu seulement une âme ?
L’enfant éclata en sanglots et la pièce devint très sombre. Assis dans le noir, il continua de pleurnicher. C’est alors que Tatiana, beaucoup plus jeune, s’approcha de lui, le prit dans ses bras et le serra contre sa poitrine.
— Tu n’as plus rien à craindre, Alex… Je suis là.
Alexanne fut projetée de nouveau dans le présent et se retrouva assise devant son oncle.
— Qu’as-tu vu, fillette ?
Elle avait la gorge si serrée qu’elle était incapable de répondre.
— Qu’y a-t-il au fond de mon âme de damné ?
Involontairement, Alexanne fut une fois de plus catapultée dans un autre lieu et un autre temps. Elle vit Alexei portant une longue tunique blanche couverte de sang, courant à en perdre haleine entre les arbres. Il tomba soudainement dans le sentier et roula en bas d’une pente jusque dans un buisson, où un loup l’attendait, en lui montrant ses crocs.
Alexanne revint à la réalité. Elle n’était plus qu’à quelques pouces du visage de son oncle déséquilibré.
— Tu ne vois rien du tout, n’est-ce pas ? Dis au Jaguar que je n’ai pas oublié tout le mal qu’il m’a fait et qu’il ne sera jamais en sécurité tant que je vivrai !
— J’ai vu…
Avant qu’elle puisse prononcer un mot de plus, il avait bondi vers la porte comme un criminel craignant d’être capturé. En tremblant, Alexanne parvint à se lever. Cet endroit n’était pas sûr. Elle ne devait pas rester là. Elle s’éloigna de la maison et crut voir un loup fonçant vers la forêt.
— Je le savais…, soupira-t-elle avant de perdre connaissance.
Derrière elle, la maison s’écroula comme un château de cartes.